18.3.24

La rue est à eux


Mais okay, d’accord, si vous ne voulez pas céder de terrain, pas abandonner votre statut d’animal, je ne vous forcerai pas. Dans ce cas, mettons-nous simplement sur un pied d’égalité. Vous voulez être des bêtes sauvages, ressembler aux lions et aux gorilles ? Très bien, mais dans ce cas, laissez-nous en faire autant. Si nous ne sommes que des animaux, si nous n’avons que des réflexes très naturels, si la violence et l’attaque sont dans nos gênes, alors nous imiterons nous aussi les femelles du règne animal.


A nous les décapitations et le cannibalisme post-coïtal, à nous la chasse, la prise en main, à nous la quête de fécondation et le rejet du mâle une fois son office accompli - et quelques secondes, pas plus, ensuite oust, du balai. Vous voulez être lion ? Je serai veuve noire, mante religieuse, lionne endurcie. N’oubliez pas non plus qui déboule quelques années après l’éjaculation pour prendre la place du patriarche. Nous irons arpenter la savane et nous reviendrons avec nos fils et nos filles pour qu’ils vous terrassent, nous élèverons ceux et celles qui causeront votre perte et mettrons fin à votre règne. C’est à nous que revient cette tâche, après tout, nous sommes les mères, celles qui élèvent, qui nourrissent, qui inculquent les valeurs importantes et les bonnes manières. C’est pas ce que vous réclamez depuis toujours ? Et puisque cette responsabilité est entre nos mains, c’est à nous aussi de décider ce qu’on transmet.



Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 61-62

20.2.24

Marie Losier, Elina et les paillettes, 2018

En libre-service dans la rue


Je me bats sans arrêt entre le besoin d’être bonne, d’être belle, d’être séduisante, et la hantise d’être perçue comme telle par les autres, les gens dans la rue, les hommes qui hantent les trottoirs jour et nuit, sans jamais trouver le repos. Ils traînent leurs chaînes autour de moi et hululent et pullulent du soir au matin, du matin au soir, sans cesse la même rengaine, coincés dans une boucle éternelle, et personne ne parvient à briser le sortilège. Je veux aimer mon corps, m’y sentir bien, mais plus je suis digne, plus je suis fière, plus je les titille et ils ressentent l’envie de me remettre à la place à laquelle ils estiment que je devrais être. Je dois être matée, dans les deux sens du terme. Et je rejette l’un aussi violemment que l’autre. Ne me regardez pas, sauf si c’est pour me craindre, m’admirer respectueusement, ou vous prosterner sur mon chemin. C’est pourtant pas compliqué.


Ça bien fait longtemps que, quand on est pas dans le camp des dominants de naissance, on vit comme en pleine pandémie. Ça bien longtemps qu’on observe le couvre-feu, qu’on évite certains lieux, qu’on fait attention à ce qu’on porte, à ce qu’on touche, à qui on frôle dans le métro. Et même sous mon masque, même sous mon écharpe, même emmitouflée dans mon manteau, on m’arrête encore pour me demander « Comment je fais si je veux voir ton sourire ? » et j’ai envie de détruire, d’éventrer, de tout brûler. A la place je serre la mâchoire, je réponds « Va te jeter dans le canal, connard ! » et je trace ma route en priant pour ne pas avoir déclenché son mode agresseur et me prendre une patate dans la tempe. 


Comment apprécier pleinement le moment présent quand il est en permanence interrompu par des regards, des remarques, des intrusions dans mon espace personnel ? Je sors le sourire aux lèvres, je m’émerveille devant les corneilles, les rayons du soleil, les petits messages laissés sur les murs de la ville, et immanquablement je bute, je trébuche, j’entre en collision avec le regard dégoulinant d’un conquérant à la bite molle qui le démange.



Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 55-57

10.2.24

 « La moitié du monde » - Coline Serreau


Nous ne sommes pas une minorité sympathique comme les Juif·ve·s, les homosexuel·le·s, ou bien en France, les Arabes et les Noir·e·s. Nous sommes plus de la moitié du monde. Nous sommes celles qui fabriquons dans nos entrailles les biens les plus précieux du monde : les enfants, la jeunesse, l’avenir de l’humanité. Et nos corps ne fabriquent pas que de la viande, ils fabriquent des cerveaux, de la chaire pensante et vivante. 


Et pourtant, tous les jours sur cette planète, on nous disqualifie, on nous considère inférieures, on nous colle sous un plafond de verre, on nous sous-paye, on nous exploite gratuitement à la maison, on nous insulte, on nous humilie, on nous utilise, on nous vend, on nous séquestre, on nous bat, on nous mutile, on nous torture, on nous viole, pour finalement, un jour sur deux nous assassiner. Tous les jours, nous subissons la complicité passive des institutions judiciaires et policières, avec les tortionnaires, même si cela change un peu - si peu.


Si ce traitement était infligé, ne serait-ce qu’une semaine, à l’une des minorités sympathiques citées plus haut, la France serait à feu et à sang, debout dans la rue, à hurler son indignation - et elle aurait raison. Mais pour les femmes, pas d’indignation, rien. Ça ne vaut même pas une manif. Quand c’est un homme, c’est un crime ; quand c’est une femme, c’est la tradition. Et elles subissent cela depuis la nuit des temps.



On a persuadé les femmes qu’elles étaient illégitimes à peu près partout en dehors de la sphère familiale, et souvent elles l’ont cru. Par exemple, si elles doivent parler en public, les femmes commencent presque toujours par s’excuser d’être là. C’est le syndrome de l’imposteur. Mais non seulement, nous ne sommes pas des imposteuses, mais nous sommes les plus compétentes pour diriger les affaires du monde. 


Nous savons anticiper et organiser. Nous pouvons faire trois, quatre, dix choses en même temps. Nous sommes multi-tâches. Nous savons étudier, penser, analyser, tout en voyant clairement les problèmes concrets. Nous sommes rapides. Nous savons négocier. Notre rôle dans la famille nous a appris à faire tout ça, et c’est devenu notre culture, mais aussi notre compétence. Une adaptabilité et réactivité hors pair aux crises, et une éthique pour la collectivité. Le bonheur de notre enfant nous importe autant ou plus que le notre. Entre la banque et la santé, nous choisirons toujours ce qui sera bon pour nos enfants, pour l’humanité.


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