9.8.15

Zunaira fait non de la tête :
- Je ne tiens pas à rentrer avec un coeur gros comme ça, Mohsen. Les choses de la rue gâcheront ma journée inutilement. Je suis incapable de passer devant une horreur et de faire comme si de rien n'était. D'un autre côté, je refuse de porter le tchadri. De tous les bâts, il est le plus avilissant. Une tunique de Nessus ne causerait pas autant de dégâts à ma dignité que cet accoutrement funeste qui me chosifie en effaçant mon visage et en confisquant mon identité. Ici, au moins, je suis moi, Zunaira, épouse de Mohsen Ramat, trente-deux ans, magistrat licencié par l'obscurantisme, sans procès et sans indemnités, mais avec suffisamment de présence d'esprit pour me peigner tous les jours et veiller sur mes toilettes comme sur la prunelle de mes yeux. Avec ce voile maudit, je ne suis ni un être humain ni une bête, juste un affront ou une opprobre que l'on doit cacher comme une infirmité. C'est trop dur à assumer. Surtout pour une ancienne avocate, militante de la cause féminine. Je t'en prie, ne pense aucunement que je fais du chichi. J'aimerais bien en faire d'ailleurs, hélas ! le coeur n'y est plus. Ne me demande pas de renoncer à mon prénom, à mes traits, à la couleur de mes yeux et à la forme de mes lèvres pour une promenade à travers la misère et la désolation ; ne me demande pas d'être moins qu'une ombre, un froufrou anonyme lâché dans une galerie hostile.

Les hirondelles de Kaboul, Yasmina Khadra